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CEUX QU'ON N'A JAMAIS VU
Auteur : R.O. Guy BOUGEROL
Editeur : ARTHAUD
Année : 1943
Sujet : Journal de guerre
Présentation : Combien de fois, alors que
dans le repos forcé des derniers jours de juin 40 nous
méditions, le coeur serré, sur l'effondrement de
notre pays, n'avons-nous pas entendu la plainte de nos frères
des Armées de terre : « Les aviateurs, on ne vous
a jamais vus ! »
Et cependant, nous savions bien, nous, que,
depuis le 10 mai, l' Aviation française avait lutté
avec la farouche énergie du désespoir, à
un contre six.
Les chasseurs, ils étaient toujours en l'air,
accomplissant des prouesses sans nombre.
Les bombardiers, nous les avions vus à Saconin,
à Nangis, à Persan-Beaumont. A Saconin, le 16 mai,
le Groupe 1/12 avait, sur nos renseignements, bombardé
de 7 heures à la nuit les rassemblements de tanks ennemis
à Montcornet. Sans arrêt, ils faisaient leurs pleins
d'essence et de bombes, partaient, revenaient, repartaient dans
une incessante « noria ».
A Nangis, le même jour, nous avions
admiré le colonel Dagnaux qui partait, en Amiot-143, jeter
des bombes. Il y resta. Il était sûr d'y rester.
Il savait aussi qu'il devait partir.
Je connaissais intimement le Groupe de
Chasse 2/2, alors à Chambry : au cours d'une mission de
destruction, le 13 mai, il avait perdu cinq des siens, parmi
les meilleurs, dont le commandant Bertroux, commandant le Groupe,
le capitaine de Gaye, l'adjudant-chef Renaudy.
J'avais vu, à Esbly,.le Groupe
1/3, - commandant Thibaudet, - où le capitaine Jean Schneider
était tombé en flammes en protégeant une
de nos missions, où le capitaine Pape était descendu
chez l'ennemi et avait été fait prisonnier. Tous
ne pensaient qu'à venger leurs disparus, en chassant farouchement
dans le ciel de France.
Le 19 mai, au Bourget, atterrissait un Bréguet-693, du
Groupe d' Assaut 1/54, le ventre ouvert par un obus. Nous avions
aidé le mitrailleur à en sortir : un jeune lieutenant
qui nous montrait en riant sa jambe gauche fracassée.
Et jusqu'au 20 juin, jusqu'à la dernière
heure, Chasseurs et Bombardiers avaient volé sans arrêt,
voulant par leur ardeur combler le déficit effrayant du
nombre.
Et la Reconnaissance ? Que faisait-elle ?
Outre, les Groupes d'Observation attachés
aux Corps d' Armée, chaque Armée ou Groupe d' Armées
disposait d'un Groupe de Reconnaissance dont la mission était
d'éclairer le Commandement sur les grands mouvements de
l'ennemi.
Depuis le 2 septembre, les équipages
de la Reconnaissance pénétraient profondément
- deux cents, trois cents, cinq cents kilomètres - dans
les lignes, de jour ou de nuit, en rasemottes ou à dix
mille mètres, pour photographier, observer, quêter
le renseignement au prix de pertes sévères.
Les troupes françaises, enfermées
dans les forts et les casemates de la ligne Maginot ou l'arme
au pied le long de la frontière belge, voyaient-elles
passer ces avions, seuls, assez haut dans le ciel ?
Après le 10 mai, ceux des premières lignes, ceux
des chars ou de l'infanterie auraient voulu, bien sûr,
comme leurs aînés de 14-18, sentir la protection
des ailes amies, au lieu de subir les assauts d'innombrables
stukas. Leur coeur frémissait de rage à la vue
du « mouchard », le fameux Henschel, qui, sans se
soucier des rafales des armes automatiques ou des canons, passait
et repassait avec une ridicule lenteur, comme en flânant.
Ils auraient voulu contempler les cocardes tout près d'eux,
comme, jadis, ceux des tranchées se sentaient rassurés
lorsque l'avion d'accompagnement leur signalait les nids de résistance
ou les coups de main que leur préparait l'ennemi.
Et cependant, nous volions, nous de la Reconnaissance
; des Groupes Comme le 2/33
allaient perdre quatorze des leurs dans le ciel d' Allemagne,
de Belgique ou de France.
Fantassin, mon frère, tu ne les as pas
vus. Mais ils étaient là, bravant les barrages
de la Flak, les attaques des chasseurs. Ils étaient là,
à ton service, car c'est pour toi qu'ils cherchaient à
déceler les manoeuvres d'encerclement ou à fixer
sur la carte les grands axes sur lesquels se lançaient
à toute allure les panzerdivisionen.
Leur tâche était ingrate.
Mais, en lisant le récit de leurs gestes, tu comprendras
qu'elle était glorieuse, et tu salueras avec respect et
gratitude les noms de nos frères disparus.
Alors, tu ne diras plus: « Nous
ne les avons jamais vus... » Tu diras: « Ils se sont
bien battu. » .
Et toi, jeune soldat de l'Armée
de l'Air nouvelle, tu mêleras dans un même amour
et une même fierté les héros de 39-40 aux
figures légendaires de 14-18 et tu te prépareras,
dans les tâches obscures d'aujourd'hui, à les remplacer
demain. Tu seras digne d'eux.
* *
Je n'aurais jamais pu écrire ce livre sans le journal
de marche du Groupe. Et ma reconnaissance va, en tout premier
lieu, à mon cher ami le lieutenant Hochedé, qui,
depuis l'arrivée du 2/33 en Afrique du Nord, a reconstitué
jour par jour, presque heure par heure, la vie du Groupe.
Son travail patient et obstiné a permis
le mien. Ma tâche fut désormais facile et, dirais-je,
sans aucun mérite, de faire revivre dans ces pages les
heures joyeuses ou tristes de la guerre.
Un Groupe, ce sont des avions, bien sûr.
Mais aussi et surtout des hommes. Les machines, comme un corps
figé, ont besoin d'une âme qui les vivifie, leur
insuffle sa volonté, leur fasse rendre plus qu'elles ne
peuvent parfois. Un Groupe au combat est une communauté
animée par un chef.
C'est à redonner vie à cette
communauté que j'ai voulu m'appliquer, et la joie que
j'ai ressentie à revoir, en écrivant ce livre,
tous ceux avec lesquels j'ai vécu, je voudrais la faire
éprouver à d'autres.
De plusieurs, je ne reverrai plus les visages
amis. Ils sont partis un jour et, tandis qu'ils s'éloignaient
dans le ciel, leur avion semblait se perdre dans la sphère
de ce qui nous est étranger. Et cependant il y avait à
bord trois hommes, trois vivants avec leurs idées, leurs
souvenirs, trois hommes qui plus ou moins ont eu le temps, avant
de s'écraser au sol, de penser à ceux qu'ils laissaient
et d'accomplir avec toute leur âme le suprême sacrifice.
A ceux qui les pleurent, je voudrais
dire que j'étais leur ami ; beaucoup d'entre eux m'avaient
confié d'intimes secrets et, en disant leurs noms, je
songe qu'ils ont rempli leur mission, simplement, jusqu'au bout
attentifs. Que leurs enfants soient fiers d'eux et qu'ils rêvent
en s'endormant au dernier envol de leur père, qui ne s'est
jamais terminé.
Appréciation
: **** |