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L'ENVOL
Auteur : Robert GASTAMBIDE
Editeur : Librairie Gallimard
Année : 1932
Sujet : Histoire
Présentation : Une pierre gigantesque émerge
de toute sa blancheur sur l'une des célèbres falaises
d'Etretat ; ce n'est pas le travail séculaire du flux
et du reflux de la mer qui en tailla le contour, car seule la
main du sculpteur en a réalisé le motif pour que
soit commémoré à toujours l'un des actes
les plus beaux et les plus fous de l'humanité.
Au-dessus de l'immense socle, large comme l'envergure
de deux grandes ailes, se dresse le bloc d'où jaillissent
les torses des deux aviateurs serrés dans leurs combinaisons
et leurs casques de pierre; leurs cous se tendent rigides et
crispés ; les deux yeux de Nungesser, l'oeil unique de
Coli, où passe une ombre d'angoisse, fixent interrogateurs
l'immense nappe d'eau sur laquelle les héros vont s'élancer
d'un seul vol pour atterrir 4.000 kilomètres plus loin
ou pour mourir . Hélas, il a fallu que
leurs corps périssent afin que d'autres réalisent
leur songe sublime !
Le destin qui avait marqué Nungesser
et Coli pour la gloire immortelle réservée aux
premiers géants ailés de l'Atlantique s'était
joué, chose extraordinairement curieuse, vingt-cinq ans
plus tôt au lieu même où s'élève
le monument de l'éternel souvenir.
Dès le I5 août I902 furent en
effet jetés à Etretat les dés qui fixèrent
le sort de l'aviation française.
Ce jour-là, mon père, Jules Gastambide,
avait invité à demeure dans sa villa des Tamaris
un ingénieur qu'il consultait fréquemment pour
ses usines d'électricité : Léon Levavasseur,
qui avait à cette époque 35 ans, était arrivé
de Paris sanglé dans une redingote noire où éclatait
sa corpulence et coiffé d'un chapeau haut de forme qu'il
avait l'habitude de toujours brosser à rebrousse-poil
; cet accoutrement, du genre peu baigneur, fit une certaine sensation
sur la plage d'Etretat, d'autant plus que l'homme avait une tête
extrêmement significative, caractérisée par
le contraste d'une chevelure noire qui, sortant du chapeau cylindre,
rejoignait le col du vêtement, et d'une barbe rouge hirsute
dont le poil atteignait jusqu'aux yeux bruns, profonds et étincelants
de vivacité où passait par instant le rayon du
génie.
Sa conversation frappée au coin de la science
était instructive et captivante pour tous, car il s'acharnait
à initier aux théories les plus modernes tous auditeurs
qu'il pouvait recruter, hommes, femmes ou enfants et, très
didactique, il cherchait à éclairer par des comparaisons
simples les questions les plus difficiles à résoudre.
Fuyant donc les élégances
de la plage, nous gravîmes dans cet après-midi du
15 août 1902, mon père, ma mère, ma toute
jeune soeur Antoinette, Levavasseur et moi, la falaise historique.
Après avoir rencontré à
mi-côte le calvaire où le Christ étend lui
aussi face à la mer ses bras en croix, symbole d'une autre
gigantesque folie, nous atteignons le terre-plein crayeux, recouvert
de gazon, puis dépassant la petite chapelle où
les marins viennent déposer leurs ex-votos nous nous avançons
vers le sémaphore dont la sirène mugit les jours
de brume ; nous marquons cependant un temps d'arrêt sur
le sol même qui, vingt- cinq ans plus tard, devait recevoir
les fondations du monument élevé aux deux premiers
aviateurs lancés sur l'Atlantique; Levavasseur vient en
effet de lever tout à coup les yeux vers un vol de cormorans
qui, de la falaise, se précipitaient en vol plané
dans la mer et brusquement il nous dit : « L'homme doit
voler mieux que l'oiseau.»
Nous voulions reprendre notre marche
sans attacher d'autre importance à cette boutade venant
de notre original promeneur, mais lui semblait rivé à
ce lieu et disait encore: « L 'homme volera sur cette mer
avec les ailes que je lui construirai, car j'ai résolu
dans ma tête tout le problème de l'aviation. Je
fabriquerai d'abord le muscle qui actionnera l'aéroplane
; ce sera un moteur léger à 8 cylindres, en fonne
de V, qui pèsera moins d'un kilo par cheval; l'oiseau
sera un monoplan que j'ai déjà dessiné,
et s'adressant à mon père : monsieur Gastambide,
aidez-moi, et nous ferons tous deux la conquête de l'air,
puis souriant à ma petite soeur, il ajouta, avec le moteur
« Antoinette ».
Mon père, dont les connaissances en
la matière s'arrêtaient comme celles de tout le
monde à la légende d'Icare, parut sceptique, mais
ayant déjà deviné depuis longtemps le génie
de Levavasseur, il lui laissa donner libre cours à ses
douces divagations.
« Le colonel Renard, continuait notre
inventeur , a écrit quelque part que si on lui apportait
un moteur pesant 3 kilos par cheval, il résoudrait le
problème du plus lourd que l'air par l'hélicoptère.
En quoi il se trompe, car c'est de l'aéroplane que viendra
la solution du vol mécanique, nécessitant un moteur
ne pesant pas plus d'un kilo par cheval. »
- Qu'entendez-vous par un aéroplane
? lui demanda mon père :
- Deux ailes, un fuselage contenant mon moteur
« Antoinette » actionnant une hélice et un
plan de queue.
- Sérions les questions, lui dit mon
père, qui visiblement commençait à
s'intéresser à cette folie. Faites d'abord le moteur,
vous êtes excellent mécanicien, vous le réussirez;
vous l'apporterez au colonel Renard ; ensuite votre moteur une
fois consacré par l'Etablissement aéronautique
et militaire de Chalais-Meudon, vous volerez de vos propres ailes.
- Mais je suis physicien avant tout,
monsieur Gastambide, et la construction de mon moteur n'a, je
vous l'avoue, qu'un but, celui de réaliser mon oiseau.
J'aboutirai tout seul s'il le faut, mais je tremble de mettre
mes cinq enfants sur la paille.
Mon père vit bien qu'il était
impossible de lui refuser sa commandite, car il eut la vision
de Bernard Palissy brûlant ses meubles et le plancher de
sa maison. Levavasseur, pour réaliser son rêve,
n'irait-il pas jusqu'à débiter en bois de construction
la table de sa salle à manger et les lits de ses enfants
!
J'insinuai moi-même que Pénaud,
comme je l'avais lu dans la Revue des sciences, après
avoir réussi à faire voler le minuscule engin qu'il
essaya en 1871 aux Tuileries et qu'il appela « planophore
», n'ayant pu trouver d'aide financière pour continuer
ses expériences et passer du petit au grand modèle,
s'était suicidé, déçu et misérable,
à l'âge de 28 ans.
Au nom de Pénaud, Levavasseur
exulta, et promit de m'initier aux choses de l'aviation; puis
il demanda à rentrer immédiatement à la
villa des Tamaris pour répéter les expériences
de ce précurseur .
Il commença par lancer dans le salon
des oiseaux en papier, munis en guise de bec d'une épingle
à cheveu destinée à les charger de l'avant,
et stabilisés par la forme même de leur queue ;
ces petits engins, ainsi lestés, réussirent de
jolis vols planés qui amusaient énormément
ma jeune soeur Antoinette; voulant ensuite passer à l'aéroplane
à moteur, il découpa de petites branches pour en
faire une armature d'ailes recouverte d'une soie très
légère que lui abandonna ma mère, et en
guise de moteur il sortit enfin des éléments de
sa propre bretelle - une torsade de caoutchouc qui en se déroulant
actionnait une petite hélice taillée dans une planchette.
L'engin vola parfaitement, mais alla malencontreusement
rencontrer le portrait de mon grand-père Gastambide, dont
il troua le col d'hermine de la robe de président de chambre
à la Cour de cassation.
Cette première meurtrissure, causée
par un aéroplane et infligée à la peinture
de son père éminent, n'empêcha cependant
pas le mien de dire à Levavasseur : « Allons, je
vous fais confiance; le moteur d'abord, le monoplan ensuite.
»
L'inventeur, chez qui s'épanouissait la virilité
du corps et du cerveau, était par contre d'une sensibilité
presque féminine, et tandis que sa joie se manifestait
en un large sourire dans sa barbe rousse, ses yeux ardents s'embuaient
de larmes.
Le lendemain, Levavasseur repartait pour Puteaux,
pour réunir les éléments de son atelier
de construction.
L'aviation était en marche et rien ne devait
plus l'arrêter.
Appréciation : **** |